Au cœur de la foisonnante mythologie mésopotamienne, une figure se démarque : Uta-Napishtim. Quel est ce nom énigmatique qui fait écho aux profondeurs de l’histoire antique ? Pourquoi semble-t-il familier, rappelant des récits bibliques tels que celui de Noé ? L’ombre de l’arche flotte-t-elle aussi sur les rives du Tigre et de l’Euphrate ? Laissez-vous transporter dans le tourbillon d’une épopée qui a marqué son temps et qui, encore aujourd’hui, continue de fasciner.
I. Les origines d’Utanapishtim
Uta-Napishtim, également appelé Ziusudra en sumérien et Atrahasis dans d’autres récits mésopotamiens, est le fils d’Ubar-Tutu, le roi de la ville de Shuruppak, une ancienne cité située sur les rives de l’Euphrate. Ce personnage légendaire, souvent décrit comme un « supersage », joue un rôle central dans le mythe du Déluge mésopotamien. Son nom, qui signifie en akkadien « J’ai trouvé la vie » ou « Vie prolongée », reflète sa quête et sa conquête de l’immortalité après avoir survécu au grand cataclysme.
Selon les textes sumériens et akkadien, Uta-Napishtim n’était pas seulement un roi, mais aussi un homme pieux et sage, particulièrement en faveur auprès du dieu Éa (ou Enki). Cette faveur divine le place au centre d’événements cosmiques, où il se trouve à la jonction entre l’humanité et la divinité, marquant sa destinée exceptionnelle au cœur du mythe du Déluge.
II. La légende du Déluge
Dans la version mésopotamienne du mythe du Déluge, le récit raconte une décision radicale prise par les dieux, menés par Enlil, qui, exaspérés par le bruit incessant et la croissance incontrôlée de l’humanité, décident de l’anéantir. Le Déluge devient alors un outil de purification et de destruction, une punition divine visant à rétablir la paix dans le royaume des dieux. Mais le dieu Éa, protecteur des humains et plus compatissant que ses pairs, ne souhaite pas la disparition totale de l’humanité. Pour contourner son serment de silence envers les autres dieux, Éa s’adresse subtilement à Uta-Napishtim, non directement, mais à travers les parois de sa maison, sous la forme d’un murmure divin dans les roseaux.
Éa instruit Uta-Napishtim de démolir sa maison et de construire un bateau colossal, assez grand pour accueillir sa famille, les artisans de Shuruppak, ainsi que des animaux de toutes espèces. Le bateau, décrit comme un cube gigantesque, devait être suffisamment robuste pour résister à la puissance des eaux déchaînées. Contrairement à l’arche biblique de Noé, le bateau d’Uta-Napishtim est une construction hermétique, une forteresse flottante destinée à protéger la vie pendant les six jours et six nuits de tempêtes et d’inondations dévastatrices. Tandis que les eaux montent et que l’humanité est anéantie, les dieux eux-mêmes, témoins de leur œuvre, sont terrifiés par l’ampleur de la destruction. La déesse Ishtar, par exemple, est dépeinte comme étant horrifiée par les conséquences de cette calamité, regrettant d’avoir approuvé une telle extermination.
Lorsque le Déluge se calme enfin, Uta-Napishtim ouvre une lucarne et envoie une colombe, puis une hirondelle, mais toutes deux reviennent sans avoir trouvé de terre ferme. C’est seulement après l’envoi d’un corbeau, qui ne revient pas, qu’Uta-Napishtim réalise que les eaux se sont retirées. Il libère alors les occupants du bateau, offrant ensuite des sacrifices aux dieux. Ce geste attire les divinités affamées, qui se rassemblent autour des offrandes « comme des mouches ». Enlil, bien que furieux au départ de la survie d’Uta-Napishtim, finit par céder et, avec l’accord des autres dieux, accorde à Uta-Napishtim et à sa femme le don de l’immortalité.
III. Uta-Napishtim et l’immortalité
L’immortalité d’Uta-Napishtim est un thème central dans l’Épopée de Gilgamesh. Après avoir survécu au Déluge et prouvé sa loyauté envers les dieux, Uta-Napishtim se voit donc offrir par Enlil un privilège unique : l’immortalité, un don réservé jusqu’alors uniquement aux dieux. Ce don est la récompense ultime pour avoir préservé la vie et obéi aux ordres d’Éa. Lui et sa femme sont envoyés vivre aux confins de la terre, dans un lieu isolé, loin des hommes et des dieux, marquant ainsi leur séparation du monde mortel. Leur nouvelle demeure se situe au-delà des mers, dans un royaume retiré et inaccessible, soulignant la rareté et l’inaccessibilité de ce don d’immortalité. Contrairement aux héros comme Gilgamesh, qui doivent faire face à la réalité de la mort, Uta-Napishtim incarne l’idée que l’immortalité n’est pas un droit mais une exception accordée par les dieux dans des circonstances très particulières.
IV. Sa rencontre avec Gilgamesh
La rencontre entre Gilgamesh et Uta-Napishtim se déroule à un moment clé dans l’Épopée de Gilgamesh. Après la mort de son ami bien-aimé Enkidu, Gilgamesh, roi d’Uruk, est frappé par la peur de la mortalité. Il entreprend alors une quête épique à la recherche d’Uta-Napishtim, l’unique être humain à avoir obtenu l’immortalité, espérant que ce dernier pourra lui révéler le secret de la vie éternelle. Pour atteindre Uta-Napishtim, Gilgamesh doit d’abord traverser une série d’épreuves, dont les terrifiants Monts-Jumeaux, gardés par des Hommes-Scorpions, puis un jardin enchanté aux pierres précieuses, et enfin les Eaux de la Mort, une mer mortelle qu’il ne peut traverser sans l’aide du nocher Urshanabi. Après ce long et périlleux voyage, Gilgamesh arrive enfin aux confins du monde, dans un lieu isolé où vit Uta-Napishtim.
Lorsque Gilgamesh rencontre enfin Uta-Napishtim, ce dernier est surpris par l’apparence fatiguée et tourmentée du roi d’Uruk. Gilgamesh, désespéré, révèle son but : il cherche à échapper à la mort, tout comme Uta-Napishtim avant lui. Le sage immortel écoute son récit, mais loin de l’encourager dans sa quête, il lui explique que l’immortalité n’est pas un droit accordé à tous. Uta-Napishtim lui raconte alors son propre parcours, comment il a survécu au Déluge grâce à l’intervention du dieu Éa, et comment il a été récompensé par l’immortalité. Il fait comprendre à Gilgamesh que son cas est unique, une faveur divine exceptionnelle, non reproductible. Pour prouver que la nature humaine n’est pas faite pour une vie éternelle, Uta-Napishtim propose un test à Gilgamesh : rester éveillé pendant six jours et sept nuits.
Malgré ses efforts, Gilgamesh échoue rapidement, s’endormant presque immédiatement. Pour marquer le passage du temps, Uta-Napishtim ordonne à sa femme de cuire chaque jour un pain et de les déposer auprès du roi endormi. À son réveil, Gilgamesh est confronté à l’évidence : sept pains sont devant lui, certains frais, d’autres rassis, prouvant qu’il a dormi pendant toute la durée du test. Humilié et désespéré, Gilgamesh réalise que l’immortalité est hors de portée.
Dans un élan de compassion, Uta-Napishtim ne le laisse pas repartir les mains vides. Avant de le renvoyer à Uruk, il lui dévoile l’existence d’une plante magique capable de rajeunir celui qui la consomme. Gilgamesh parvient à trouver cette plante, mais alors qu’il se repose, un serpent s’en empare et la dévore, symbole de la fuite irréversible du temps et de la mortalité humaine. Cet épisode final de la rencontre entre Gilgamesh et Uta-Napishtim ne mène pas le roi à l’immortalité, mais à une profonde prise de conscience : ce n’est pas la vie éternelle qui importe, mais la sagesse et les réalisations accomplies au cours de sa vie humaine.
Bien que son histoire rappelle celle de Noé dans la tradition biblique, Uta-Napishtim se distingue par sa sagesse et sa proximité avec les dieux, notamment grâce à l’intervention d’Éa, le dieu protecteur de l’humanité. En tant que symbole de la résilience face aux désastres cosmiques, il représente également une figure de transition entre les mondes mortel et divin. Sa rencontre avec Gilgamesh, bien qu’elle ne dévoile pas les secrets de l’immortalité, offre une leçon précieuse : la quête d’éternité est vaine, mais la sagesse acquise à travers l’expérience et l’acceptation de la condition humaine est la véritable clé d’une vie accomplie.